12.
Le brach
Le 27 février 1980
Une fois de plus, Daniel est en Angleterre. Voilà deux semaines qu’il est parti, et j’ignore pour combien de temps encore. La tentation est grande de lui jeter un sort pour qu’il me revienne tout de suite, mais j’y résiste, j’éprouve une certaine satisfaction à savoir qu’il réapparaît de son plein gré et non parce que je l’y force.
C’est donc cela, le mariage ? Notre couple est bien différent de celui de mes parents, fusionnel et serein. Lorsque nous sommes ensemble, nous nous disputons, nous nous battons, nous nous entre-déchirons. Cependant, l’heure de la réconciliation n’est jamais loin et nous nous unissons avec une passion enfiévrée qui tient autant de l’amour que de la haine. Ensuite, je revois la beauté de mon époux – celle de son visage, et surtout la beauté qui est en lui, sa bonté innée. J’aime sa vraie nature, si opposée à mon propre caractère.
Parfois, la tendresse prend le dessus et nous nous tenons la main comme des adolescents. Ensuite, ses études ou bien mes travaux auprès d’Amyranth nous séparent de nouveau et le cycle recommence.
Je ne sais pas si tous les mariages ressemblent à cela. En tout cas, tel est le mien.
S.B.
* * *
Allongée près de Hunter, qui s’était endormi, j’ai perdu la notion du temps. Je doutais qu’il m’ait pardonné simplement parce que je lui avais dit que je l’aimais. Étais-je un cœur d’artichaut, à tomber amoureuse si vite après Cal ? Est-ce que je me préparais une nouvelle déception ? Hunter m’aimait-il ? Je le pensais. En revanche, j’ignorais combien de temps notre relation durerait et où elle nous mènerait. Quant à Cal, j’espérais que mon sort d’entrave s’était dissipé et qu’il n’était pas condamné à passer la nuit dehors, dans le froid. S’il s’était libéré, où se trouvait-il à présent ? Était-il fou de rage ? Avait-il senti au même instant que moi la mort de mes sentiments pour lui ? Enfin… je n’avais pas le temps de me pencher sur ces questions, car je devais me préparer pour le rituel du tàth meànma brach.
Je suis sortie de la chambre sur la pointe des pieds et j’ai rejoint Sky dans la cuisine. Elle lisait le journal en buvant une tisane fumante. Elle m’a lancé un regard interrogateur.
— Je t’expliquerai tout plus tard, ai-je annoncé d’une voix lasse.
— Il est presque cinq heures, a-t-elle déclaré.
Elle a versé de l’eau bouillante sur un mélange de plantes et, après avoir laissé infuser un moment, j’ai commencé à boire. Le breuvage avait un goût de réglisse, de bois, de camomille et d’autres ingrédients que je ne reconnaissais pas.
— Quelles sont les propriétés de cette infusion ? ai-je demandé.
— En fait…
J’ai deviné avant qu’elle n’ait fini sa phrase : je me suis retrouvée pliée en deux, le ventre transpercé par des crampes horribles. Cette tisane allait finir de purifier mon corps après le jeûne. Sky, qui essayait de ne pas rire, m’a montré la direction des toilettes.
Une fois soulagée, j’ai raconté à Sky ce qui s’était passé avec Hunter et Cal et, à ma grande surprise, elle s’est montrée compréhensive.
— Comment te sens-tu ? s’est-elle enquise ensuite.
— Complètement vidée, ai-je avoué, ce qui l’a fait sourire.
— Tiens, a-t-elle lâché en me tendant une tunique de lin vert. Je t’ai fait couler un bain plein de plantes et d’huiles pour achever ta purification. Prends ton temps, ça te fera du bien. Ensuite, mets ça sans rien en dessous. Enlève aussi tout ce qui est bijoux, vernis à ongles, barrettes et compagnie. D’accord ?
J’ai hoché la tête, puis je suis remontée à l’étage. Hunter se trouvait dans la salle de bains. La décoration était joliment romantique. Sky avait installé des bougies partout dans la petite pièce. De la vapeur s’élevait de la baignoire, où flottaient des pétales de violette, des feuilles de romarin et d’eucalyptus. Hunter m’a sorti une grande serviette blanche un peu rêche. Même si je m’étais déjà douchée une fois ici, le fait de prendre un bain dans cette maison me paraissait étrangement intime – surtout après nos baisers fougueux sur son lit. Je n’ai pas pu m’empêcher de rougir. Après m’avoir jeté un regard indéchiffrable, il m’a laissée seule.
Je suis entrée avec délice dans le bain chaud, et mon corps s’est aussitôt détendu. Allongée dans l’eau, j’ai inspiré longuement la vapeur parfumée puis, pour dissiper les ondes négatives qui m’entouraient, je me suis frotté la peau à l’aide des sels de bain qui tapissaient le fond de la baignoire.
Peu après, Sky est venue frapper à la porte.
— Plus que dix minutes. Alyce va bientôt arriver, a-t-elle lancé à travers le battant.
Je me suis dépêchée de me laver les cheveux, de me rincer à l’eau claire et de me sécher vigoureusement. J’avais l’impression d’être une déesse : propre, légère, pure, presque éthérée. Les horribles événements de la journée avaient disparu de mon esprit et je me sentais toute-puissante, capable de changer d’un geste la disposition des étoiles dans le ciel.
J’ai démêlé mes longs cheveux avec un peigne en bois, puis j’ai enfilé la tunique. Quand je suis redescendue pieds nus, Alyce, Sky et Hunter m’attendaient dans la pièce du fond. Le visage d’Alyce était serein ; elle s’est approchée de moi et m’a prise dans ses bras. Comme je lui étais reconnaissante d’avoir accepté d’accomplir avec moi ce rituel dangereux ! Elle portait une tunique lavande qui ressemblait beaucoup à la mienne et pour une fois elle n’avait pas attaché sa chevelure, qui lui tombait dans le dos telle une cascade argentée.
À leur tour, Sky et Hunter nous ont serrées dans leurs bras. Hunter avait commencé à tracer trois cercles de pouvoir sur le sol : un blanc dessiné à la craie, un autre fait de sel et un troisième, au centre, doré et parfumé comme le safran. Treize cierges longeaient le cercle extérieur.
Alyce et moi avons pénétré au centre par le côté non fermé des cercles. Une fois assises en tailleur l’une en face de l’autre, nous nous sommes regardées en souriant tandis que Hunter achevait les cercles en psalmodiant des sorts de protection.
— Morgan, de Kithic, et Alyce, de Starlocket, acceptez-vous en toute connaissance de cause d’accomplir le rituel du tàth meànma brach ici ce soir ? a demandé Sky d’un ton solennel.
— Oui, ai-je répondu, pleine d’impatience.
— Oui, a dit Alyce à son tour.
— Alors, commençons, a déclaré Hunter.
Sky et lui ont pris place sur des coussins au fond de la pièce, prêts à intervenir en cas de besoin.
Alyce a tendu les bras et a posé ses mains sur mes épaules. Je l’ai imitée, et nous avons baissé la tête de façon que nos fronts se touchent.
Puis, à mon grand étonnement, elle a commencé à fredonner mon chant de pouvoir personnel :
An di allaigh an di aigh
An di allaigh an di ne ullah
An di ullah be nith rah
Cair di na ulla nith rah
Cair feal ti theo nith rah
An di allaigh an di aigh.
J’ai joint ma voix à la sienne et nous avons chanté ensemble ces mots anciens dont le rythme semblait calé sur les battements de nos cœurs. Nous chantions, deux femmes unies par l’énergie, la Wicca, la joie, la confiance. Peu à peu, j’ai pris conscience que les barrières entre nos esprits s’effaçaient.
L’instant d’après, Alyce et moi flottions dans une sorte d’espace inconnu où nous voyions tout sans rien voir. Dans ma tête, elle me tendait les mains et me disait : « Viens. »
Tout mon corps s’est crispé au moment où je me suis sentie aspirée vers une sorte de trou noir, et j’ai entendu Alyce murmurer : « Détends-toi, laisse-toi aller. » J’ai obéi, et je me suis soudain retrouvée dans son esprit. J’étais Alyce et elle était moi. Des vagues et des vagues de connaissances ont déferlé vers moi, portant sur le rivage de ma conscience l’intégralité du savoir d’Alyce.
— Laisse-toi aller, a-t-elle répété.
J’étais de nouveau tendue par la peur. J’ai respiré profondément et des milliers de sceaux, de symboles, de runes et de sortilèges se sont immiscés en moi, des chants et des alphabets perdus, des livres savants, des plantes et des cristaux, des pierres et des métaux, accompagnés de toutes leurs propriétés. J’ai entendu un léger gémissement, et je me suis demandé s’il venait de moi. Je savais que je souffrais, comme si mon crâne devenait trop petit pour tant d’informations. Pourtant, la douleur n’était rien comparée à la joie immense que m’apportait ce savoir.
Oh ! Oh ! ai-je pensé en voyant s’ouvrir devant mes yeux des fleurs psychédéliques associées à des branches épineuses et à une âcre odeur de fumée. C’en était trop pour moi : un jet de bile est remonté dans ma gorge et j’ai remercié la Déesse de ne plus rien avoir à vomir…
Ensuite, j’ai vu une Alyce plus jeune, une Alyce adolescente aux cheveux châtains couronnés de laurier, qui dansait autour d’un mât de cérémonie. J’ai vécu avec elle la honte des premiers sorts manqués, des talismans ratés, des trous de mémoire pendant une interrogation. J’ai ressenti la chaleur d’un désir naissant, mais l’image de celui qu’elle désirait s’est effacée sans que je puisse la voir. J’ai alors compris qu’il n’était plus et qu’Alyce avait été auprès de lui à l’instant de sa mort.
Un chat m’est ensuite apparu, un matou tacheté qu’Alyce avait aimé profondément. Il l’avait réconfortée dans sa peine et avait apaisé ses peurs. Tout à coup, son affection profonde pour David, son angoisse et son incrédulité face à la trahison de ce dernier ont tournoyé autour de moi telle une tornade qui, une fois partie, m’a laissée pantelante.
C’est alors qu’une nouvelle avalanche de sortilèges a envahi mon esprit : des sorts de protection, d’illusion, de force ; des sorts pour repousser le mal, rester éveillé, soigner, apprendre plus vite, aider une femme en couches, soulager les malades et réconforter les endeuillés, ceux que la mort d’un proche plonge dans la solitude.
Et les odeurs ! Elles accompagnaient chaque vision, chaque souvenir, nauséeuses ou enivrantes. Aux relents de fumée et de chairs brûlées se mêlaient ceux des huiles essentielles, des parfums stupéfiants de fleurs ou d’encens. Sans oublier les fumets de cuisine, de la nourriture qu’on offrait à la Déesse, qu’on partageait avec des amis, qu’on incluait dans des rituels. Et l’odeur métallique du sang, aigre et cuivré, qui m’a révulsée, et les remugles de maladie, de plaie infectée, de pourriture, qui m’ont retourné l’estomac.
— Laisse-toi aller, a répété Alyce d’une voix éraillée.
Je voulais appeler à l’aide, lui dire que c’était trop, qu’elle devait ralentir, me laisser du temps, que je me noyais… Cependant, j’étais incapable de parler, et une nouvelle vague de savoir a déferlé sur moi. Sa connaissance introspective a coulé en moi telle une rivière brûlante et je me suis laissé emporter par le courant, par ce pouvoir qui est lui-même une forme de magye, le pouvoir de la femme, de la création. J’ai perçu les attaches profondes qui liaient Alyce à la terre, aux cycles de la lune. J’ai pris la mesure de la force des femmes, qui peuvent tout endurer à condition de puiser dans les profondeurs du pouvoir de la terre.
Les yeux clos, j’ai senti la joie bouillonner en moi. Un sourire s’est dessiné sur mes lèvres : j’étais Alyce et elle était moi ; nous étions liées à jamais.
Quelle magye merveilleuse, magnifique ! Plus Alyce me transmettait, plus elle recevait en retour. J’ai vu sa surprise, sa crainte même, devant l’étendue de mes pouvoirs, de ma puissance, de ma force, de ma magye ancestrale. Je me suis ouverte à elle sans rien lui cacher : je lui ai fait partager la tristesse que m’inspirait la trahison de Cal et le bonheur que je devais à Hunter, ainsi que les questions que je me posais sur mes vrais parents et mes interrogations sur mon futur.
Grâce à Alyce, j’ai compris à quel point je pouvais devenir puissante si j’exploitais mon potentiel au maximum ; et à quel point la frontière était floue entre le bien et le mal. Je me suis vue enfant, puis telle que j’étais maintenant et telle que je serais quelques années plus tard. Si seulement j’arrivais à trouver les réponses aux questions qui me hantaient, j’atteindrais un équilibre mental parfait et ma force serait sans égale. Des larmes ont coulé sur mes joues et j’ai goûté leur saveur salée sur mes lèvres.
Peu à peu, nous avons réintégré nos corps. La séparation a été aussi désagréable, aussi déroutante que notre fusion. Chacune a laissé un vide dans la conscience de l’autre. Tout à coup, j’ai froncé les sourcils et je me suis redressée en ouvrant grands les yeux.
Alyce avait elle aussi détecté l’intruse. Nous n’étions plus deux, mais trois dans le cercle – une force se tendait vers moi comme pour injecter des filaments de ténèbres dans mon esprit.
— Selene, ai-je hoqueté en refermant les yeux.
Alyce a aussitôt dressé des barrières magyques afin de repousser cette force noire qui s’était diffusée autour de nous comme un brouillard nauséabond. En puisant dans mon savoir nouvellement acquis, j’ai trouvé sans difficulté le sort pour repousser le mal : j’ai tracé des sceaux dans l’air et organisé mes propres défenses. Selene me recherchait, elle tentait de me contrôler à distance.
L’instant d’après, elle avait disparu.
Lorsque j’ai rouvert les paupières, le monde avait recouvré sa normalité toute relative. J’étais assise sur le parquet de la maison de Sky et de Hunter, qui se tenaient à genoux au bord du cercle extérieur. En face de moi, Alyce a inspiré profondément, puis a ouvert les yeux à son tour.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? a demandé Sky.
— Selene, avons-nous répondu d’une même voix. Mais elle est partie.
— Et comment s’est passé le rituel ? s’est inquiété Hunter. Comment vous sentez-vous toutes les deux ?
— Euh… je me sens bizarre, ai-je à peine eu le temps de répondre avant de m’évanouir.